« J’ai tout donné au soleil… »

par Fabienne Fulcheri

La peinture de Vincent Dulom ne se donne jamais si bien à voir que dans le silence, baignée par une faible lumière. Comment poser des mots sur celle-ci sans la priver de son souffle ? Comment porter un éclairage extérieur sans l’affadir par une trop soudaine clarté ? Trouver le moyen d’entrer dans le vif du sujet sans inciser l’épiderme, tenter d’approfondir la question sans rester vainement en surface. La solution réside probablement dans le récit de l’expérience, celle que tout un chacun peut faire face à l’œuvre, seul, sans aucun artifice et en toute humilité. On se souvient toujours des rencontres avec les personnes qui vont tenir une place essentielle dans notre vie. Il en est de même avec les œuvres d’art. Je me souviens donc précisément de ce rendez-vous avec le travail de Vincent Dulom, de mon étonnement d’être face à une œuvre qui imposait sa présence à travers son absence, d’une œuvre qui se dérobait, qui suspendait le temps et pourtant ne cessait d’être en mouvement… Dans le calme de l’atelier, le dispositif était on ne peut plus simple mais empreint d’une certaine solennité. L’artiste discret, presque effacé, en retrait volontaire de sa peinture, me laissait libre de mon regard, offrant l’espace nécessaire à une possible rencontre. Tous les éléments constituants étaient déjà là et par la suite, dans des contextes divers, j’ai retrouvé la marque de ce premier instant.
L’artiste crée pourtant des situations distinctes et varie les formats : des petits disques des « Lenticulaires », disséminés dans l’espace, aux grandes feuilles de papier qui supportent à peine leur poids en passant par les pages familières du A4 simplement épinglées et à peine contraintes. Le corps du spectateur est toujours invité à prendre position, à s’approcher pour mieux circonscrire l’événement, tenter de le cerner ou de s’en éloigner pour l’appréhender plus facilement dans sa globalité. Mais que le point de vue soit en plongée, en contre-plongée ou frontal, le vertige est toujours présent, la chute imminente. Le regard bascule dans l’œuvre et se perd au moment même où il prend conscience de la juste place qui est la sienne. Le travail de Vincent Dulom nous parle d’autant mieux du corps qu’il est étranger à toute représentation. La figure est absente. Peut-on déterminer une forme en l’observant attentivement ? On hésite à qualifier ainsi ce vague halo que la couleur déposée, on ne sait comment, esquisse à peine. Une impression ? Le mot résonne comme le souvenir d’un paysage iconique. Pas de ligne d’horizon mais une surface colorée qui se densifie et s’illumine par endroit et finit parfois par disparaître dans un dernier aveuglement. Le désir de connaissance se fait jour. On voudrait comprendre, entrer dans le secret de fabrication. On hésite à poursuivre l’investigation de peur de frôler le sacrilège et on renonce, convaincu en définitive que la part de silence et d’ombre réside peut être autant dans l’œuvre que dans le discours qui l’accompagne.
La peinture de Vincent Dulom est donc une peinture qui s’absente mais qui ne fait pas défaut, qui ne se soustrait pas mais s’additionne de multiples combinaisons et variables. La légèreté des matériaux qui la porte et l’incarne ne peut masquer le poids de l’histoire qu’elle charrie, car si l’œuvre de l’artiste n’appartient pas à un registre narratif, elle est tout sauf exempte de l’histoire de l’art dans laquelle elle s’inscrit, de la plus ancienne à la plus contemporaine. La palette paraît souvent italienne, partagée entre les bleus lumineux de Fra Angelico et les rouges profonds de Vittore Carpaccio, tandis que le clair-obscur est résolument caravagesque. Certains des titres donnés par l’artiste semblent également compléter cette chaîne qui relie à travers les siècles des créateurs qui, quel que soit leur obédience et la diversité de leur style, ont réussi à exprimer leur singularité en revisitant les grands thèmes de la peinture religieuse. Une Déposition, une feuille suspendue comme un voile de Véronique… Des éléments qui apparaissent moins comme des évocations que comme des indices susceptibles de réveiller une mémoire commune qui par le truchement de l’art rejoint tout simplement l’expérience de l’existence. Ce n’est sans doute pas un hasard si les fondements de l’art reposent sur le récit mythique d’une absence qui devenant disparition engendre par substitution l’apparition d’une figure de remplacement. Dans son « Histoire Naturelle », Pline raconte en effet qu’une jeune fille séparée de son amant aurait ainsi fixé l’image de celui-ci en réalisant à partir de son ombre le contour de sa silhouette. Dans l’histoire de la représentation, l’ombre est l’attribut par excellence du corps vivant, la preuve de son existence terrestre : les défunts décrits par Dante dans les cercles de l’Enfer n’ont pas d’ombre, quant aux fameux Adam et Eve de la Chapelle Brancacci, chassés du Paradis, ils sont peints par Masaccio avec une ombre portée qui les ancrent irrémédiablement dans le réel.
Je me souviens de ce premier rendez-vous avec les œuvres de Vincent Dulom. Je marchais auprès des lenticulaires qui flottaient doucement dans l’espace de l’atelier. L’artiste cherchait à dompter la lumière du soleil qui jaillissait par les fenêtres. Il fallait chasser les ombres pour mieux voir la peinture.

Fabienne Fulchéri
8 juin 2013